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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

avait été fructueux et sage. Était-elle douée de seconde vue pour ainsi pressentir les événements ?

— Ne vous l’ai-je pas écrit ? dit-elle. Pour vous seul, je puis exercer une faculté surprenante, dont je n’ai parlé qu’à monsieur de la Berge, mon confesseur, et qu’il explique par une intervention divine. Souvent, après quelques méditations profondes, provoquées par des craintes sur l’état de mes enfants, mes yeux se fermaient aux choses de la terre et voyaient dans une autre région : quand j’y apercevais Jacques et Madeleine lumineux, ils étaient pendant un certain temps en bonne santé ; si je les y trouvais enveloppés d’un brouillard, ils tombaient bientôt malades. Pour vous, non-seulement je vous vois toujours brillant, mais j’entends une voix douce qui m’explique sans paroles, par une communication mentale, ce que vous devez faire. Par quelle loi ne puis-je user de ce don merveilleux que pour mes enfants et pour vous ? dit elle en tombant dans la rêverie. Dieu veut-il leur servir de père ? se demanda-t-elle après une pause.

— Laissez-moi croire, lui dis-je, que je n’obéis qu’à vous !

Elle me jeta l’un de ces sourires entièrement gracieux qui me causaient une si grande ivresse de cœur, je n’aurais pas alors senti un coup mortel.

— Dès que le roi sera dans Paris, allez-y, quittez Clochegourde, reprit-elle. Autant il est dégradant de quêter des places et des grâces, autant il est ridicule de ne pas être à portée de les accepter. Il se fera de grands changements. Les hommes capables et sûrs seront nécessaires au roi, ne lui manquez pas ; vous entrerez jeune aux affaires, et vous vous en trouverez bien ; car, pour les hommes d’état comme pour les acteurs, il est des choses de métier que le génie ne révèle pas, il faut les apprendre. Mon père tient ceci du duc de Choiseul. Songez à moi, me dit-elle après une pause, faites-moi goûter les plaisirs de la supériorité dans une âme toute à moi. N’êtes-vous pas mon fils ?

— Votre fils ? repris-je d’un air boudeur.

— Rien que mon fils, dit-elle en se moquant de moi, n’est-ce pas avoir une assez belle place dans mon cœur ?

La cloche sonna le dîner, elle prit mon bras et s’y appuya complaisamment.

— Vous avez grandi, me dit-elle en montant les escaliers. Quand nous fûmes au perron, elle m’agita le bras comme si mes