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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

sur elle tous les orages. Madeleine et Jacques voyaient rarement leur père. Par une de ces hallucinations particulières aux égoïstes, le comte n’avait pas la plus légère conscience du mal dont il était l’auteur. Dans la conversation confidentielle que nous avions eue, il s’était surtout plaint d’être trop bon pour tous les siens. Il maniait donc le fléau, abattait, brisait tout autour de lui comme eût fait un singe ; puis, après avoir blessé sa victime, il niait l’avoir touchée. Je compris alors d’où provenaient les lignes comme marquées avec le fil d’un rasoir sur le front de la comtesse, et que j’avais aperçues en la revoyant. Il est chez les âmes nobles une pudeur qui les empêche d’exprimer leurs souffrances, elles en dérobent orgueilleusement l’étendue à ceux qu’elles aiment par un sentiment de charité voluptueuse. Aussi, malgré mes instances, n’arrachai-je pas tout d’un coup cette confidence à Henriette. Elle craignait de me chagriner, elle me faisait des aveux interrompus par de subites rougeurs ; mais j’eus bientôt deviné l’aggravation que le désœuvrement du comte avait apportée dans les peines domestiques de Clochegourde.

— Henriette, lui dis-je quelques jours après, en lui prouvant que j’avais mesuré la profondeur de ses nouvelles misères, n’avez-vous pas eu tort de si bien arranger votre terre que le comte n’y trouve plus à s’occuper ?

— Cher, me dit-elle en souriant, ma situation est assez critique pour mériter toute mon attention, croyez que j’en ai bien étudié les ressources, et toutes sont épuisées. En effet, les tracasseries ont toujours été grandissant. Comme monsieur de Mortsauf moi nous sommes toujours en présence, je ne puis les affaiblir en les divisant sur plusieurs points, tout serait également douloureux pour moi. J’ai songé à distraire monsieur de Mortsauf, en lui conseillant d’établir une magnanerie à Clochegourde où il existe déjà quelques mûriers, vestiges de l’ancienne industrie de la Touraine ; mais j’ai reconnu qu’il serait tout aussi despote au logis, et que j’aurais de plus les mille ennuis de cette entreprise. Apprenez, monsieur l’observateur, me dit elle, que dans le jeune âge les mauvaises qualités de l’homme sont contenues par le monde, arrêtées dans leur essor par le jeu des passions gênées par le respect humain ; plus tard, dans la solitude, chez un homme âgé, les petits défauts se montrent d’autant plus terribles qu’ils ont été long-temps comprimés. Les faiblesses humaines sont essentiellement lâches, elles ne com-