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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

ne sais quel fatal génie où sont vos pairs et vos juges ? Je conçus comment le jeune audacieux qui avançait déjà la main sur le bâton des maréchaux de France, habile négociateur autant qu’intrépide capitaine, avait pu devenir l’innocent assassin que je voyais ! Mes désirs, aujourd’hui couronnés de roses pouvaient avoir cette fin ? Épouvanté par la cause autant que par l’effet, demandant comme l’impie où était ici la Providence, je ne pus retenir deux larmes qui roulèrent sur mes joues.

— Qu’as-tu, mon bon Félix ? me dit Madeleine de sa voix enfantine.

Puis Henriette acheva de dissiper ces noires vapeurs et ces ténèbres par un regard de sollicitude qui rayonna dans mon âme comme le soleil. En ce moment, le vieux piqueur m’apporta de Tours une lettre dont la vue m’arracha je ne sais quel cri de surprise, et qui fit trembler madame de Mortsauf par contre-coup. Je voyais le cachet du cabinet, le roi me rappelait. Je lui tendis la lettre, elle la lut d’un regard.

— Il s’en va ! dit le comte.

— Que vais-je devenir ? me dit-elle en apercevant pour la première fois son désert sans soleil.

Nous restâmes dans une stupeur de pensée qui nous oppressa tous également, car nous n’avions jamais si bien senti que nous nous étions tous nécessaires les uns aux autres. La comtesse eut, en me parlant de toutes choses, même indifférentes, un son de voix nouveau, comme si l’instrument eût perdu plusieurs cordes, et que les autres se fussent détendues. Elle eut des gestes d’apathie et des regards sans lueur. Je la priai de me confier ses pensées.

— En ai-je ? me dit-elle.

Elle m’entraîna dans sa chambre, me fit asseoir sur son canapé, fouilla le tiroir de sa toilette, se mit à genoux devant moi, et me dit : — Voilà les cheveux qui me sont tombés depuis un an, prenez-les, ils sont bien à vous, vous saurez un jour comment et pourquoi.

Je me penchai lentement vers son front, elle ne se baissa pas pour éviter mes lèvres, je les appuyai saintement, sans coupable ivresse, sans volupté chatouilleuse, mais avec un solennel attendrissement. Voulait-elle tout sacrifier ? Allait-elle seulement, comme je l’avais fait, au bord du précipice ? Si l’amour l’avait amenée à se livrer, elle n’eût pas eu ce calme profond, ce regard religieux, et