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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

dont les vocations sont trompées, méconnues dans une association où il se trouve deux êtres, également doubles ; vous aurez une grande indulgence pour les malheurs envers lesquels la société se montre sans pitié. Eh ! bien, lady Arabelle contente les instincts, les organes, les appétits, les vices et les vertus de la matière subtile dont nous sommes faits ; elle était la maîtresse du corps. Madame de Mortsauf était l’épouse de l’âme. L’amour que satisfaisait la maîtresse a des bornes, la matière est finie, ses propriétés ont des forces calculées, elle est soumise à d’inévitables saturations ; je sentais souvent je ne sais quel vide à Paris, près de lady Dudley. L’infini est le domaine du cœur, l’amour était sans bornes a Clochegourde. J’aimais passionnément lady Arabelle, et certes, si la bête était sublime en elle, elle avait aussi de la supériorité dans l’intelligence ; sa conversation moqueuse embrassait tout. Mais j’adorais Henriette. La nuit je pleurais de bonheur, le matin je pleurais de remords. Il est certaines femmes assez savantes pour cacher leur jalousie sous la bonté la plus angélique ; c’est celles qui, semblables à lady Dudley, ont dépassé trente ans. Ces femmes savent alors sentir et calculer, presser tout le suc du présent et penser à l’avenir ; elles peuvent étouffer des gémissements souvent légitimes avec l’énergie du chasseur qui ne s’aperçoit pas d’une blessure en poursuivant son bouillant hallali. Sans parler de madame de Mortsauf, Arabelle essayait de la tuer dans mon âme où elle la retrouvait toujours, et sa passion se ravivait au souffle de cet amour invincible. Afin de triompher par des comparaisons qui fussent à son avantage, elle ne se montra ni soupçonneuse, ni tracassière, ni curieuse, comme le sont la plupart des jeunes femmes ; mais, semblable à la lionne qui a saisi dans sa gueule et rapporté dans son antre une proie à ronger, elle veillait à ce que rien ne troublât son bonheur, et me gardait comme une conquête insoumise. J’écrivais à Henriette sous ses yeux, jamais elle ne lut une seule ligne, jamais elle ne chercha par aucun moyen à savoir l’adresse écrite sur mes lettres. J’avais ma liberté. Elle semblait s’être dit : — Si je le perds, je n’en accuserai que moi. Et elle s’appuyait fièrement sur un amour si dévoué qu’elle m’aurait donné sa vie sans hésiter si je la lui avais demandée. Enfin elle m’avait fait croire que, si je la quittais, elle se tuerait aussitôt. Il fallait l’entendre à ce sujet célébrer la coutume des veuves indiennes qui se brûlent sur le bûcher de leurs maris. — « Quoique dans l’Inde cet usage soit une distinction réservée à la classe noble, et que,