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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

races déchues, et que tu es la fille des cieux, l’ange adoré, que tu as tout mon cœur et qu’elle n’a que ma chair ; elle le sait, elle en est au désespoir, et elle changerait avec toi, quand même le plus cruel martyre lui serait imposé pour prix de ce changement. Mais tout est irrémédiable. À toi l’âme, à toi les pensées, l’amour pur, à toi la jeunesse et la vieillesse ; à elle les désirs et les plaisirs de la passion fugitive ; à toi mon souvenir dans toute son étendue, à elle l’oubli le plus profond.

— Dites, dites, dites-moi donc cela, ô mon ami ! Elle alla s’asseoir sur un banc et fondit en larmes. La vertu, Félix, la sainteté de la vie, l’amour maternel, ne sont donc pas des erreurs. Oh ! jetez ce baume sur mes plaies ! Répétez une parole qui me rend aux cieux où je voulais tendre d’un vol égal avec vous ! Bénissez-moi par un regard, par un mot sacré, je vous pardonnerai les maux que j’ai soufferts depuis deux mois.

— Henriette, il est des mystères de notre vie que vous ignorez. Je vous ai rencontrée dans un âge auquel le sentiment peut étouffer les désirs inspirés par notre nature ; mais plusieurs scènes dont le souvenir me réchaufferait à l’heure où viendra la mort ont dû vous attester que cet âge finissait, et votre constant triomphe a été d’en prolonger les muettes délices. Un amour sans possession se soutient par l’exaspération même des désirs ; puis il vient un moment où tout est souffrance en nous, qui ne ressemblons en rien à vous. Nous possédons une puissance qui ne saurait être abdiquée, sous peine de ne plus être hommes. Privé de la nourriture qui le doit alimenter, le cœur se dévore lui-même, et sent un épuisement qui n’est pas la mort, mais qui la précède. La nature ne peut donc pas être long-temps trompée ; au moindre accident, elle se réveille avec une énergie qui ressemble à la folie. Non, je n’ai pas aimé, mais j’ai eu soif au milieu du désert.

— Du désert ! dit-elle avec amertume en montrant la vallée. Et, ajouta-t-elle, comme il raisonne, et combien de distinctions subtiles ? les fidèles n’ont pas tant d’esprit.

— Henriette, lui dis-je, ne nous querellons pas pour quelques expressions hasardées. Non, mon âme n’a pas vacillé, mais je n’ai pas été maître de mes sens. Cette femme n’ignore pas que tu es la seule aimée. Elle joue un rôle secondaire dans ma vie, elle le sait, et s’y résigne ; j’ai le droit de la quitter, comme on quitte une courtisane…