Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/188

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laitière, au portier. Le poète avait conservé le strict nécessaire : un habit, une chemise, un pantalon, un gilet et des bottes. Sûr du succès, il vient embrasser sa femme, il lui annonce la fin de leurs infortunes. — Enfin il n’y a plus rien contre nous ! s’écrie-t-il. — Il y a le feu, dit la femme, regarde, l’Odéon brûle. Monsieur, l’Odéon brûlait. Ne vous plaignez donc pas. Vous avez des vêtements, vous n’avez ni femme ni enfants, vous avez pour cent vingt francs de hasard dans votre poche, et vous ne devez rien à personne. La pièce a eu cent cinquante représentations au théâtre Louvois. Le roi a fait une pension à l’auteur. Buffon l’a dit, le génie, c’est la patience. La patience est en effet ce qui, chez l’homme, ressemble le plus au procédé que la nature emploie dans ses créations. Qu’est-ce que l’Art, monsieur ? c’est la nature concentrée.

Les deux jeunes gens arpentaient alors le Luxembourg, Lucien apprit bientôt le nom, devenu depuis célèbre, de l’inconnu qui s’efforçait de le consoler. Ce jeune homme était Daniel d’Arthez, aujourd’hui l’un des plus illustres écrivains de notre époque, et l’un des gens rares qui, selon la belle pensée d’un poëte, offrent

L’accord d’un beau talent et d’un beau caractère.

— On ne peut pas être grand homme à bon marché, lui dit Daniel de sa voix douce. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. Le talent est une créature morale qui a, comme tous les êtres, une enfance sujette à des maladies. La Société repousse les talents incomplets comme la Nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. Qui veut s’élever au-dessus des hommes doit se préparer à une lutte, ne reculer devant aucune difficulté. Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout. Vous avez au front le sceau du génie, dit d’Arthez à Lucien en lui jetant un regard qui l’enveloppa ; si vous n’en avez pas au cœur la volonté, si vous n’en avez pas la patience angélique, si à quelque distance du but que vous mettent les bizarreries de la destinée vous ne reprenez pas, comme les tortues en quelque pays qu’elles soient, le chemin de votre infini, comme elles prennent celui de leur cher océan, renoncez dès aujourd’hui.

— Vous vous attendez donc, vous, à des supplices ? dit Lucien.

— À des épreuves en tout genre, à la calomnie, à la trahison, à l’injustice de mes rivaux ; aux effronteries, aux ruses, à l’âpreté