Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/194

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Molière et Rabelais, de considérer toute chose à l’endroit du pour et à l’envers du contre, il était sceptique, il pouvait rire et riait de tout. Fulgence Ridal est un grand philosophe pratique. Sa science du monde, son génie d’observation, son dédain de la gloire, qu’il appelle la parade, ne lui ont point desséché le cœur. Aussi actif pour autrui qu’il est indifférent à ses intérêts, s’il marche, c’est pour un ami. Pour ne pas mentir à son masque vraiment rabelaisien, il ne hait pas la bonne chère et ne la recherche point, il est à la fois mélancolique et gai. Ses amis le nomment le chien du régiment, rien ne le peint mieux que ce sobriquet. Trois autres, au moins aussi supérieurs que ces quatre amis peints de profil, devaient succomber par intervalles : Meyraux d’abord, qui mourut après avoir ému la célèbre dispute entre Cuvier et Geoffroy-Saint-Hilaire, grande question qui devait partager le monde scientifique entre ces deux génies égaux, quelques mois avant la mort de celui qui tenait pour une science étroite et analyste contre le panthéiste qui vit encore et que l’Allemagne révère. Meyraux était l’ami de ce Louis qu’une mort anticipée allait bientôt ravir au monde intellectuel. À ces deux hommes, tous deux marqués par la mort, tous deux obscurs aujourd’hui malgré l’immense portée de leur savoir et de leur génie, il faut joindre Michel Chrestien, républicain d’une haute portée qui rêvait la fédération de l’Europe et qui fut en 1830 pour beaucoup dans le mouvement moral des Saint-Simoniens. Homme politique de la force de Saint-Just et de Danton, mais simple et doux comme une jeune fille, plein d’illusions et d’amour, doué d’une voix mélodieuse qui aurait ravi Mozart, Weber ou Rossini, et chantant certaines chansons de Béranger à enivrer le cœur de poésie, d’amour ou d’espérance, Michel Chrestien, pauvre comme Lucien, comme Daniel, comme tous ses amis, gagnait sa vie avec une insouciance diogénique. Il faisait des tables de matières pour de grands ouvrages, des prospectus pour les libraires, muet d’ailleurs sur ses doctrines comme est muette une tombe sur les secrets de la mort. Ce gai bohémien de l’intelligence, ce grand homme d’État, qui peut-être eût changé la face du monde, mourut au cloître Saint-Méry comme un simple soldat. La balle de quelque négociant tua là l’une des plus nobles créatures qui foulassent le sol français. Michel Chrestien périt pour d’autres doctrines que les siennes. Sa fédération menaçait beaucoup plus que la propagande républicaine l’aristocratie européenne ; elle était