Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 8.djvu/205

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perspicaces, ces cœurs délicats cherchèrent à faire oublier cette petite querelle à Lucien, qui comprit dès lors combien il était difficile de les tromper. Il arriva bientôt à un désespoir intérieur qu’il cacha soigneusement à ses amis, en les croyant des mentors implacables. Son esprit méridional, qui parcourait si facilement le clavier des sentiments, lui faisait prendre les résolutions les plus contraires.

À plusieurs reprises il parla de se jeter dans les journaux, et toujours ses amis lui dirent : — Gardez-vous-en bien.

— Là serait la tombe du beau, du suave Lucien que nous aimons et connaissons, dit d’Arthez.

— Tu ne résisterais pas à la constante opposition de plaisir et de travail qui se trouve dans la vie des journalistes ; et, résister, c’est le fond de la vertu. Tu serais si enchanté d’exercer le pouvoir, d’avoir droit de vie et de mort sur les œuvres de la pensée, que tu serais journaliste en deux mois. Être journaliste, c’est passer proconsul dans la république des lettres. Qui peut tout dire, arrive à tout faire ! Cette maxime est de Napoléon et se comprend.

— Ne serez-vous pas près de moi ? dit Lucien.

— Nous n’y serons plus, s’écria Fulgence. Journaliste, tu ne penserais pas plus à nous que la fille d’Opéra brillante, adorée, ne pense, dans sa voiture doublée de soie, à son village, à ses vaches, à ses sabots. Tu n’as que trop les qualités du journaliste : le brillant et la soudaineté de la pensée. Tu ne te refuserais jamais à un trait d’esprit, dût-il faire pleurer ton ami. Je vois les journalistes aux foyers de théâtre, ils me font horreur. Le journalisme est un enfer, un abîme d’iniquités, de mensonges, de trahisons, que l’on ne peut traverser et d’où l’on ne peut sortir pur, que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile.

Plus le Cénacle défendait cette voie à Lucien, plus son désir de connaître le péril l’invitait à s’y risquer, et il commençait à discuter en lui-même : n’était-il pas ridicule de se laisser encore une fois surprendre par la détresse sans avoir rien fait contre elle ? En voyant l’insuccès de ses démarches à propos de son premier roman, Lucien était peu tenté d’en composer un second. D’ailleurs, de quoi vivrait-il pendant le temps de l’écrire ? Il avait épuisé sa dose de patience durant un mois de privations. Ne pourrait-il faire noblement ce que les journalistes faisaient sans conscience ni dignité ? Ses amis l’insultaient avec leurs défiances, il voulait leur prouver sa