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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

vement, car elle ouvrit la campagne pendant laquelle les femmes font battre en brèche les scrupules plus ou moins ingénieusement fortifiés. Leurs discussions sur les devoirs, sur les convenances, sur la religion, sont comme des places fortes qu’elles aiment à voir prendre d’assaut. L’innocent Lucien n’avait pas besoin de ces coquetteries, il eût guerroyé tout naturellement.

— Je ne mourrai pas, moi, je vivrai pour vous, dit audacieusement un soir Lucien qui voulut en finir avec monsieur de Cante-Croix et qui jeta sur Louise un regard où se peignait une passion arrivée à terme.

Effrayée des progrès que ce nouvel amour faisait chez elle et chez son poète, elle lui demanda les vers promis pour la première page de son album, en cherchant un sujet de querelle dans le retard qu’il mettait à les faire. Que devint-elle en lisant les deux stances suivantes, qu’elle trouva naturellement plus belles que les meilleures de monsieur de Lamartine ?


Le magique pinceau, les muses mensongères
N’orneront pas toujours de mes feuilles légères
Le fidèle vélin ;
Et le crayon furtif de ma belle maîtresse
Me confira souvent sa secrète allégresse
Ou son muet chagrin.

Ah ! quand ses doigts plus lourds à mes pages fanées
Demanderont raison des riches destinées
Que lui tient l’avenir ;
Alors veuille l’Amour que de ce beau voyage
Le fécond souvenir
Soit doux à contempler comme un ciel sans nuage !


— Est-ce bien moi qui vous les ai dictés ? dit-elle.

Ce soupçon, inspiré par la coquetterie d’une femme qui se plaisait à jouer avec le feu, fit venir une larme aux yeux de Lucien ; elle le calma en le baisant au front pour la première fois. Lucien fut décidément un grand homme qu’elle voulut former ; elle imagina de lui apprendre l’italien et l’allemand, de perfectionner ses manières ; elle trouva là des prétextes pour l’avoir toujours chez elle, à la barbe de ses ennuyeux courtisans. Quel intérêt dans sa vie ! Elle se remit à la musique pour son poète à qui elle révéla le monde musical, elle lui joua quelques beaux morceaux de Beetho-