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ILLUSIONS PERDUES : LES DEUX POÈTES.

plat qu’elle retira du feu, et après avoir éteint son fourneau mobile en le couvrant de l’étouffoir.

Lucien ne répondit pas. Ève prit une petite assiette coquettement arrangée avec des feuilles de vigne, et la mit sur la table avec une jatte pleine de crème.

— Tiens, Lucien, je t’ai eu des fraises.

Lucien prêtait tant d’attention à sa lecture qu’il n’entendit point. Ève vint alors s’asseoir près de lui, sans laisser échapper un murmure ; car il entre dans le sentiment d’une sœur pour son frère un plaisir immense à être traitée sans façon.

— Mais qu’as-tu donc ? s’écria-t-elle en voyant briller des larmes dans les yeux de son frère.

— Rien, rien, Ève, dit-il en la prenant par la taille, l’attirant à lui, la baisant au front et sur les cheveux, puis sur le cou, avec une effervescence surprenante.

— Tu te caches de moi.

— Eh ! bien, elle m’aime !

— Je savais bien que ce n’était pas moi que tu embrassais, dit d’un ton boudeur la pauvre sœur en rougissant.

— Nous serons tous heureux, s’écria Lucien en avalant son potage à grandes cuillerées.

— Nous ? répéta Ève. Inspirée par le même pressentiment qui s’était emparé de David, elle ajouta : — Tu vas nous aimer moins !

— Comment peux-tu croire cela, si tu me connais ?

Ève lui tendit la main pour presser la sienne ; puis elle ôta l’assiette vide, la soupière en terre brune, et avança le plat qu’elle avait fait. Au lieu de manger, Lucien relut la lettre de madame de Bargeton, que la discrète Ève ne demanda point à voir, tant elle avait de respect pour son frère : s’il voulait la lui communiquer, elle devait attendre ; et s’il ne le voulait pas, pouvait-elle l’exiger ? Elle attendit. Voici cette lettre.


« Mon ami, pourquoi refuserais-je à votre frère en science l’appui que je vous ai prêté ? À mes yeux, les talents ont des droits égaux ; mais vous ignorez les préjugés des personnes qui composent ma société. Nous ne ferons pas reconnaître l’anoblissement de l’esprit à ceux qui sont l’aristocratie de l’ignorance. Si je ne suis pas assez puissante pour leur imposer monsieur David Séchard, je vous ferai volontiers le sacrifice de ces pauvres gens. Ce sera comme une hécatombe antique. Mais, cher ami, vous ne voulez sans doute pas