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266 II. Livre. Scènes de la vie de province.  

La pauvre ilote s’avança, coupa piteusement un morceau de pain, et prit une poire. Eugénie offrit audacieusement à son père du raisin, en lui disant : — Goûte donc à ma conserve, papa ! Mon cousin, vous en mangerez, n’est-ce pas ? Je suis allée chercher ces jolies grappes-là pour vous.

— Oh ! si on ne les arrête, elles mettront Saumur au pillage pour vous, mon neveu. Quand vous aurez fini, nous irons ensemble dans le jardin, j’ai à vous dire des choses qui ne sont pas sucrées.

Eugénie et sa mère lancèrent un regard sur Charles à l’expression duquel le jeune homme ne put se tromper.

— Qu’est-ce que ces mots signifient, mon oncle ? Depuis la mort de ma pauvre mère… (à ces deux mots, sa voix mollit) il n’y a pas de malheur possible pour moi…

— Mon neveu, qui peut connaître les afflictions par lesquelles Dieu veut nous éprouver ? lui dit sa tante.

— Ta ! ta ! ta ! ta ! dit Grandet, voilà les bêtises qui commencent. Je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches. Il lui montra les espèces d’épaules de mouton que la nature lui avait mises au bout des bras. Voilà des mains faites pour ramasser des écus ! Vous avez été élevé à mettre vos pieds dans la peau avec laquelle se fabriquent les portefeuilles où nous serrons les billets de banque. Mauvais ! mauvais !

— Que voulez-vous dire, mon oncle, je veux être pendu si je comprends un seul mot.

— Venez, dit Grandet. L’avare fit claquer la lame de son couteau, but le reste de son vin blanc et ouvrit la porte.

— Mon cousin, ayez du courage !

L’accent de la jeune fille avait glacé Charles, qui suivit son terrible parent en proie à de mortelles inquiétudes. Eugénie, sa mère et Nanon vinrent dans la cuisine, excitées par une invincible curiosité à épier les deux acteurs de la scène qui allait se passer dans le petit jardin humide où l’oncle marcha d’abord silencieusement avec le neveu. Grandet n’était pas embarrassé pour apprendre à Charles la mort de son père, mais il éprouvait une sorte de compassion en le sachant sans un sou, et il cherchait des formules pour adoucir l’expression de cette cruelle vérité. Vous avez perdu votre père ! ce n’était rien à dire. Les pères meurent avant les enfants. Mais : Vous êtes sans aucune espèce de fortune ! tous les malheurs de la terre étaient réunis dans ces paroles. Et le bonhomme de faire,