Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/559

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— Oui, reprit-elle. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi… Il n’y a pas de poix plus forte que la cire du vin de Champagne pour lier les hommes, elle scelle toutes les affaires, et surtout celles où l’on s’enfonce. Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons ! Et quant à toi, mon petit Frédéric, dit-elle à l’oreille du baron, vous avez votre voiture, courez rue Saint-Georges et ramenez-moi Europe, j’ai deux mots à lui dire pour mon souper… J’ai retenu Lucien, il nous amènera deux gens d’esprit… — Nous ferons poser l’Anglais, dit-elle à l’oreille de madame de Val-Noble.

Peyrade et le baron laissèrent les deux femmes seules.

— Ah ! ma chère, si tu fais jamais poser ce gros infâme-là, tu auras de l’esprit, dit la Val-Noble.

— Si c’était impossible, tu me le prêterais huit jours, répondit Esther en riant.

— Non, tu ne le garderais pas une demi-journée, répliqua madame de Val-Noble, je mange un pain trop dur, mes dents s’y cassent. Je ne veux plus, de ma vie vivante, me charger de faire le bonheur d’aucun Anglais… C’est tous égoïstes froids, des pourceaux habillés…

— Comment, pas d’égards ? dit Esther en souriant.

— Au contraire, ma chère, ce monstre-là ne m’a pas encore dit toi.

— Dans aucune situation ? dit Esther.

— Le misérable m’appelle toujours madame, et garde le plus beau sang-froid du monde au moment où tous les hommes sont plus ou moins gentils. L’amour, tiens, ma foi, c’est pour lui, comme de se faire la barbe. Il essuie ses rasoirs, il les remet dans l’étui, se regarde dans la glace, et a l’air de se dire : — Je ne me suis pas coupé. Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. Cet infâme milord Pot-au-Feu ne s’amuse-t-il pas à faire cacher ce pauvre Théodore, et à le laisser debout dans mon cabinet de toilette pendant des demi-journées. Enfin il s’étudie à me contrarier en tout. Et avare… comme Gobseck et Gigonnet ensemble. Il me mène dîner, il ne me paye pas la voiture qui me ramène, si par hasard je n’ai pas demandé la mienne.

— Hé ! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ?

— Mais, ma chère, absolument rien. Cinq cents francs, tout sec, par mois, et il me paie la remise. Mais, ma chère, qu’est-ce