Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/209

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Médecin de campagne et celui des Chouans, qui appartiennent évidemment aux Scènes de la Vie militaire ? Enfin, si l’on veut songer que, dans l’innombrable série des sujets déjà connus, il se rencontre soixante figures féminines toutes dissemblables, autant de portraits d’hommes, sans compter ces groupes secondaires où les physionomies, pour être moins distinctes, n’en sont pas moins originales, car toutes possèdent véritablement une poésie particulière qui a dû faire regretter souvent à l’auteur de ne pas l’exprimer entièrement, ne trouvera-t-on pas déjà quelque grandeur à ces ébauches éparses, à ces bases commencées, à ces masses de pierres dont le terrain est encombré ? Puis, si l’on vient à comprendre que, forcé de ne dessiner ici qu’un trait, là un profil, plus loin de mettre ce personnage en trois quarts, celui-ci dans la lumière, celui-là dans l’ombre, quelques-uns en pied, d’autres en buste, l’auteur a dû souvent éprouver mille peines à rétrécir ses conceptions dans le cadre qui leur était assigné pour l’harmonie de l’ensemble, assurément on ne lui saura pas moins de gré de ce qu’il n’a pas exécuté que de ce qu’il a fait. Nous ne parlons pas ici de la partie matérielle de ses tableaux, de tant de détails significatifs, d’intérieurs, de façades, de paysages qui, non moins que chaque caractère d’homme, que chaque figure de femme, sont des spécialités. Et n’est-ce point ici le lieu de remarquer qu’un des traits distinctifs de M. de Balzac est d’avoir, le premier, ramené le roman moderne à la vérité, à la peinture des infortunes réelles, tandis que de toutes parts on n’exploitait que des bizarreries et des exceptions, émouvantes sans doute à la manière des topiques, mais qui ne touchaient point et laissaient peu de souvenirs dans l’âme ? En un mot, lorsque l’on ne s’occupait que des images, lui s’est occupé des idées. Le roman, pour arriver à une place honorable dans la littérature, doit être en effet l’histoire des mœurs, dont ne se soucient guère les historiens en toge qui se croient grands pour avoir enregistré des faits. Sous ce rapport, M. de Balzac est un historien qui restera. Qu’importe que le vrai qu’il exploite semble d’abord petit, comparé au faux grandiose de tant de livres contemporains, si l’ensemble doit faire une masse imposante ! Mais cette critique, relative aux détails, nous semble injuste encore. « M. de Balzac a compris (disions-nous dans un article où nous avons tâché de lui rendre justice), qu’en dehors des grands types et des passions majeures, renouvelés sous tant de faces, il existe des types secondaires et des passions de moyen ordre, non moins dramatiques, et surtout plus neufs. Ces passions et ces types, il est allé les chercher presque tous dans la famille, autour du foyer ; et fouillant sous ces enveloppes en apparence si uniformes et si calmes, il en a exhumé tout à coup des caractères tellement multiples et naturels en même temps, que tout le monde s’est demandé comment des choses aussi familières, aussi vraies, étaient restées si longtemps inconnues. C’est que jamais aussi romancier n’était entré avant lui aussi intimement dans cet examen de détails et de petits faits, qui, interprétés et choisis avec sagacité, qui groupés avec cet art, avec cette patience admirables des vieux faiseurs de mosaïques, composent un ensemble plein d’unité, d’originalité, de fraîcheur. Ce romancier entreprend pour la société actuelle ce que Walter Scott a fait pour le moyen âge. L’un a résumé en types larges et saillants tous les caractères généraux des grandes époques historiques de l’Angleterre et de l’Écosse : hommes et femmes