Page:Balzac Le Père Goriot 1910.djvu/131

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le changement soudain opéré dans les manières de cet homme, qui, après avoir parlé de le tuer, se posait comme son protecteur.

— Vous voudriez bien savoir qui je suis, ce que j’ai fait, ou ce que je fais, reprit Vautrin. Vous êtes trop curieux, mon petit. Allons, du calme. Vous allez en entendre bien d’autres ! J’ai eu des malheurs. Écoutez-moi d’abord, vous me répondrez après. Voilà ma vie antérieure en trois mots. Qui suis-je ? Vautrin. Que fais-je ? Ce qui me plaît. Passons. Voulez-vous connaître mon caractère ? Je suis bon avec ceux qui me font du bien ou dont le cœur parle au mien. A ceux-là tout est permis, ils peuvent me donner des coups de pied dans les os des jambes sans que je leur dise : Prends garde ! Mais, nom d’une pipe ! je suis méchant comme le diable avec ceux qui me tracassent, ou qui ne me reviennent pas. Et il est bon de vous apprendre que je me soucie de tuer un homme comme de ça ! dit-il en lançant un jet de salive. Seulement je m’efforce de le tuer proprement, quand il le faut absolument. Je suis ce que vous appelez un artiste. J’ai lu les Mémoires de Benvenuto Cellini, tel que vous me voyez, et en italien encore ! J’ai appris de cet homme-là, qui était un fier luron, à imiter la Providence qui nous tue à tort et à travers, et à aimer le beau partout où il se trouve. N’est-ce pas d’ailleurs une belle partie à jouer que d’être seul contre tous les hommes et d’avoir la chance ? J’ai bien réfléchi à la constitution actuelle de votre désordre social. Mon petit, le duel est un jeu d’enfant, une sottise. Quand de deux hommes vivants l’un doit disparaître, il faut être imbécile pour s’en remettre