Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/458

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Je l’aimais à n’avoir ni peur ni dégoût de ce cœur saignant, plein de moi, chaud de moi encore, et j’aurais voulu le mettre dans le mien, ce cœur… Je le demandai à genoux, les mains jointes ! Je voulais épargner, à ce noble cœur adoré, cette profanation impie, sacrilège… J’aurais communié avec ce cœur, comme avec une hostie. N’était-il pas mon Dieu ?… La pensée de Gabrielle de Vergy, dont nous avions lu, Esteban et moi, tant de fois l’histoire ensemble, avait surgi en moi. Je l’enviais !… Je la trouvais heureuse d’avoir fait de sa poitrine un tombeau vivant à l’homme qu’elle avait aimé. Mais la vue d’un amour pareil rendit le duc atrocement implacable. Ses chiens dévorèrent le cœur d’Esteban devant moi. Je le leur disputai ; je me battis avec ces chiens. Je ne pus le leur arracher. Ils me couvrirent d’affreuses morsures, et traînèrent et essuyèrent à mes vêtements leurs gueules sanglantes. »

Elle s’interrompit. Elle était devenue livide à ces souvenirs… et, haletante, elle se leva d’un mouvement forcené, et, tirant à elle un tiroir de commode par sa poignée de bronze, elle montra à Tressignies une robe en lambeaux, teinte de sang à plusieurs places :

« Tenez ! — dit-elle, — c’est là le sang du cœur de l’homme que j’aimais et que je n’ai pu arracher aux chiens ! Quand je me retrouve seule