Page:Barbey d'Aurevilly-Les diaboliques (Les six premières)-ed Lemerre-1883.djvu/464

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flanc de son cheval pour lui faire traverser le désert. J’avais, moi, des espaces de honte encore plus grands à dévorer, et je m’enfonçais cette exécrable image dans les yeux et dans le cœur, pour mieux bondir sous vous quand vous me teniez… Ce portrait, c’était comme si c’était lui ! c’était comme s’il nous voyait par ses yeux peints !… Comme je comprenais l’envoûtement des siècles où l’on envoûtait ! Comme je comprenais le bonheur insensé de planter le couteau dans le cœur de l’image de celui qu’on eût voulu tuer ! Dans le temps que j’étais religieuse, avant d’aimer cet Esteban qui a pour moi remplacé Dieu, j’avais besoin d’un crucifix pour mieux penser au Crucifié ; et, au lieu de l’aimer, je l’aurais haï, j’eusse été une impie, que j’aurais eu besoin du crucifix pour mieux le blasphémer et l’insulter ! Hélas ! — ajouta-t-elle, changeant de ton et passant de l’âpreté des sentiments les plus cruels aux douceurs poignantes d’une incroyable mélancolie, — je n’ai pas le portrait d’Esteban. Je ne le vois que dans mon âme… et c’est peut-être heureux, — ajouta-t-elle. — Je l’aurais sous les yeux qu’il relèverait mon pauvre cœur, qu’il me ferait rougir des indignes abaissements de ma vie. Je me repentirais, et je ne pourrais plus le venger !… »

La Gorgone était devenue touchante, mais