Page:Barbey d’Aurevilly – Le Chevalier Des Touches, 1879.djvu/126

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yeux ! Mais nous avions beau les allonger et les écarter sur les longs massifs de bois qui s’étendaient indéfiniment du côté d’Avranches, nous ne voyions jamais que des abîmes de feuillage, que des océans de verdure, sur lesquels le regard lassé se perdait… De l’autre côté, entre deux récifs, c’était la mer bleue s’étendant lentement comme une huile lourde sur la grève silencieuse, sans une seule voile qui piquât d’un flocon blanc et animât son azur monotone ! Et ce calme de tout, pendant que nous étions si agitées, redoublait nos agitations, agaçait nos nerfs par cette indifférence des choses, et, par moments, nous jetait dans l’état suraigu qui doit précéder la folie !

La nuit même, nous restions perchées sur le haut de notre tourelle, cet observatoire d’où l’on ne voyait rien, si ce n’est le ciel, que nous ne regardions seulement pas ! genre de supplice auquel nous revenions, parce qu’à chaque instant, nous nous imaginions qu’il allait cesser. Le soir du deuxième jour de cette foire d’Avranches, qu’on appelait, je crois, la Saint-Paterne, et qu’ils ont pu, depuis, appeler la Flambée, nous vîmes, en tressaillant, monter à l’horizon une longue flamme rouge, et des tourbillons de fumée épaisse, apportés par le vent, déferlèrent et s’étagèrent sur la cime des bois que la lune tranquille éclairait.