Page:Barbey d’Aurevilly - Les Bas-bleus, 1878.djvu/282

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comme dans la plupart des romans écrits par des femmes, n’ont ni physionomies, ni visages. Son héros, mi-parti d’amour et d’amitié, est de race germanique, dit-elle ambitieusement, et agriculteur… Pourquoi agriculteur ? Eh bien ! pour qu’il y ait roman. Il n’y aurait pas roman, sans cette agriculture. C’est là, comme on dit, le nœud de la pièce. La femme aimée par le petit Triptolème de Mme Haller, préfère la ville à la campagne, quand lui, naturellement, le Triptolème, préfère la campagne à la ville. Choc de goûts, choc de destinées ! L’agriculteur n’épouse pas la femme, qu’il aime moins que sa charrue et se rejette à corps perdu dans l’amitié. Seulement, un jour, cette amitié consolatrice et sufficiente est, tout à coup, brisée — et je ne dirai pas de quelle sotte manière ; je vous l’épargnerai. — Alors, le pauvre ami, aussi malheureux que le pauvre amant, meurt d’un désespoir, compliqué, il est vrai, d’un fort anévrisme, et c’est ainsi que Mme Gustave Haller prouve du même coup la puissance de l’amitié chez son héros, et chez elle, la puissance de l’invention et de la pensée !

Enfantin et chétif, n’est-ce pas ? tel ce roman que je viens de vous raconter. Tel le ruisselet dans lequel se débat et se noie la thèse absolument fausse, d’ailleurs, de l’amitié entre homme et femme. Pour qui a pratiqué la vie, ou qui l’a seulement regardée, il n’est pas vrai que cette amitié puisse exister ; et si on l’a cru quelquefois, ce n’a été que par piperie d’âme abusée, à qui les sens, maîtres en amour, ont donné bientôt le plus éclatant démenti ! L’amitié est un sentiment trop viril pour subsister jamais dans une âme de femme ; et quand même, entre hommes, éclate cette chose rare et sublime, il n’y a qu’un homme du plus mâle génie, qui, comme Otway dans Venise sauvée, puisse en montrer toute la beauté et la grandeur. Une femme y périrait, tuée par le sujet même et aussi par sa nature de femme, qui l’empêchera toujours de peindre ce qu’elle ne peut pas éprouver. Avec sa gracile élégance, Mme Haller n’est point de