Page:Barbey d’Aurevilly - L’Ensorcelée, Lemerre, 1916.djvu/102

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étaient à la grand’messe, et depuis une semaine Ruffin Dagoury chassait le sanglier avec son maître dans les forêts des environs.

Il n’y avait que Louisine au château. C’était d’autant plus imprudent de faire garder par une fille de quinze ans, qu’à cette époque le pays était infesté par une troupe de brigands fort redoutables. Mais c’est aussi un trait caractéristique de la Normandie, que la téméraire sécurité de ce pays qui tient tant à son fait, comme il dit dans son langage antique et populaire, et qui ne songe à le défendre que quand on a littéralement la main dessus.

Ainsi, dans mon enfance, j’ai vu des fermiers isolés, n’ayant des voisins qu’à une lieue de là, coucher tranquillement, la porte ouverte. On s’y croyait toujours au temps de Rollon. La Louisine, avec ses quinze ans, n’était qu’une amorce de plus, une odeur de chair fraîche pour les misérables vagabonds qui couraient, pillaient, et parfois incendiaient le pays.

Mais, de son pays plus que personne, elle n’y songeait guère, ce jour-là. Elle allait et venait dans la cuisine. Et comme elle taillait un de ces énormes morceaux de pain bis que l’on appelle un mousquetaire et qu’elle appuyait contre son sein rond et calme, voilà qu’un mendiant poussa la porte et lui demanda la charité.

« Entrez, mon bonhomme, — lui dit-elle, — et asseyez-vous sur le banc. Je taille la soupe, elle sera bientôt trempée, et je vous en donnerai plein votre écuelle. »

Le pauvre s’assit en geignant, et Louisine continua de vaquer aux soins du ménage.