Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/181

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de celui qui est seul à être toujours là, même si c’est un gros cochon à lunettes.

» Ah ! s’écrie-t-il en se levant, et en venant gesticuler devant moi, on pourrait m’répondre une bonne chose : si je revenais pas de la guerre, j’dirais : « Mon vieux, t’es fichu, plus de Clotilde, plus d’amour ! Tu vas être remplacé un jour ou l’autre dans son cœur. Y a pas à tourner : ton souvenir, le portrait de toi qu’elle porte en elle, il va s’effacer peu à peu et un autre se mettra dessus et elle recommencera une autre vie. » Ah ! si j’rev’nais pas ! »

Il a un bon rire.

— Mais j’ai bien l’intention de revenir ! Ah ! ça oui, faut être là. Sans ça !… Faut être là, vois-tu, reprend-il plus grave. Sans ça, si tu n’es pas là, même si tu as affaire à des saints ou à des anges, tu finiras par avoir tort. C’est la vie. Mais j’suis là.

Il rit.

— J’suis même un peu là, comme on dit !

Je me lève aussi et lui frappe sur l’épaule.

— Tu as raison, mon vieux frère. Tout ça finira.

Il se frotte les mains. Il ne s’arrête plus de parler.

— Oui, bon sang, tout ça finira. T’en fais pas.

» Oh ! je sais bien qu’il y aura du boulot pour que ça finisse, et plus encore après. Faudra bosser. Et j’dis pas seulement bosser avec les bras.

» Faudra tout r’faire. Eh bien, on refera. La maison ? Partie. Le jardin ? Plus nulle part. Eh bien, on refera la maison. On refera le jardin. Moins y aura et plus on refera. Après tout, c’est la vie, et on est fait pour refaire, pas ? On r’fera aussi la vie ensemble et le bonheur ; on refera les jours, on refera les nuits.

» Et les autres aussi. Ils referont leur monde. Veux-tu que je te dise ? Ça sera peut-être moins long qu’on croit…

» Tiens, j’vois très bien Madeleine Vandaërt épousant un autre gars. Elle est veuve ; mais, mon vieux, y a dix-huit mois qu’elle est veuve. Crois-tu qu’c’est pas une tranche,