Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/277

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Dès que notre file lancée, cahotée, émerge, je sens que deux hommes près de moi sont frappés, deux ombres sont précipitées à terre, roulent sous nos pieds, l’une avec un cri aigu, l’autre en silence comme un bœuf. Un autre disparaît dans un geste de fou, comme s’il avait été emporté. On se resserre instinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant ; la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. L’adjudant s’arrête, lève son sabre, le lâche, et s’agenouille ; son corps agenouillé se penche en arrière par saccades, son casque lui tombe sur les talons, et il reste là, la tête nue, face au ciel. La file s’est fendue précipitamment dans son élan, pour respecter cette immobilité.

Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus de chefs, alors… Une hésitation retient la vague humaine qui bat le commencement du plateau. On entend dans le piétinement le souffle rauque des poumons.

— En avant ! crie un soldat quelconque.

Alors tous reprennent en avant, avec une hâte croissante, la course à l’abîme.

— Où est Bertrand ? gémit péniblement une des voix qui courent en avant.

— Là ! Ici…

Il s’était, en passant, penché sur un blessé, mais il quitte rapidement cet homme qui lui tend les bras et a l’air de sangloter.

C’est au moment où il nous rejoint qu’on entend devant nous, sortant d’une espèce de bosse, le tac-tac de la mitrailleuse. C’est un moment angoissant, plus grave encore que celui où nous avons traversé le tremblement de terre incendié du barrage. Cette voix bien connue nous parle nettement et effroyablement dans l’espace. Mais on ne s’arrête plus.

— Avancez ! Avancez !