Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/285

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Où est l’ennemi ? Il a laissé des corps partout et on a vu des rangées de prisonniers : là-bas, encore, il s’en profile une, monotone, indéfinie et toute fumeuse sur le ciel sale. Mais le gros semble s’être dissipé au loin. Quelques obus nous arrivent ici, là, maladroitement ; on s’en moque. On est délivrés, on est tranquilles, on est seuls, dans cette sorte de désert où des immensités de cadavres aboutissent à une ligne de vivants.

La nuit est venue. La poussière s’est envolée, mais elle a fait place à la pénombre et à l’ombre, sur le désordre de la foule étirée en longueur. Les hommes se rapprochent, s’asseyent, se lèvent, marchent, appuyés ou accrochés les uns aux autres. Entre les abris, bloqués par des mêlées de morts, on se groupe, on s’accroupit. Quelques-uns ont posé leur fusil par terre et vaguent aux abords de la fosse, les bras ballants ; de près, on voit qu’ils sont noircis, brûlés, les yeux rouges, et balafrés de boue. On ne parle guère, mais on commence à chercher.

On aperçoit des brancardiers dont les silhouettes découpées cherchent, s’inclinent, s’avancent, cramponnés deux à deux à leurs longs fardeaux. Là-bas, à notre droite, on entend des coups de pioche et de pelle.

J’erre au milieu de ce sombre tohu-bohu.

Dans un endroit où le talus de la tranchée, écrasé par le bombardement, forme une pente douce, quelqu’un est assis. Un vague éclairement règne encore. La calme attitude de cet homme, qui regarde devant lui et pense, me semble sculpturale et me frappe. Je le reconnais en me penchant. C’est le caporal Bertrand.

Il tourne la figure vers moi et je sens qu’il me sourit dans l’ombre avec son sourire réfléchi.

— J’allais te chercher, me dit-il. On organise la garde de la tranchée, en attendant qu’on ait des nouvelles de ce qu’ont fait les autres et de ce qui se passe en avant. Je