Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/297

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le menton du cadavre et détache une sorte de pavé de boue où la tête s’enchâssait et qui semblait une barbe. Puis il ramasse le casque du mort, l’en coiffe, et il lui tient un instant devant les yeux les deux anneaux de ses fameux ciseaux, de manière à imiter des lunettes.

— Ah ! nous écrions-nous alors, c’est Cocon !

— Ah !

Quand on apprend ou qu’on voit la mort d’un de ceux qui faisaient la guerre à côté de vous et qui vivaient exactement de la même vie, on reçoit un choc direct dans la chair avant même de comprendre. C’est vraiment presque un peu son propre anéantissement qu’on apprend tout d’un coup. Ce n’est qu’après qu’on se met à regretter.

Nous regardons cette tête hideuse de jeu de massacre, cette tête massacrée qui déjà efface cruellement le souvenir. Encore un compagnon de moins… On reste là autour de lui, intimidés.

— C’était…

On voudrait parler un peu. On ne sait pas quoi dire qui soit assez grave, assez important, assez vrai.

— Venez, articule avec effort Joseph, accaparé tout entier par sa brutale souffrance physique. J’ai pas assez de force pour m’arrêter tout le temps.

Nous quittons le pauvre Cocon, l’ex-homme-chiffre, avec un dernier regard écourté, presque distrait.

— On peut pas s’figurer… dit Volpatte.

… Non, on ne peut pas se figurer. Toutes ces disparitions à la fois excèdent l’esprit. Il n’y a plus assez de survivants. Mais on a une vague notion de la grandeur de ces morts. Ils ont tout donné ; ils ont donné, petit à petit, toute leur force, puis, finalement, ils se sont donnés, en bloc. Ils ont dépassé la vie ; leur effort a quelque chose de surhumain et de parfait.

— Tiens, il vient d’être attigé, celui-là, et pourtant…