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Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/304

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Il faut patienter là, avant de monter. Je songe à aller retrouver Ramure agonisant qui m’attend. Mais Joseph se cramponne à moi, et puis je vois une agitation d’hommes autour de l’endroit où j’ai laissé le mourant. Je crois deviner : ce n’est plus la peine d’y aller.

La terre du ravin où nous sommes tous les deux groupés étroitement à nous tenir, sous la tempête, frémit, et on sent, à chaque coup, le sourd simoun des obus. Mais, dans le creux où nous sommes, nous n’avons guère de risque d’être atteints. Dès la première accalmie, des hommes, qui attendaient comme nous, se détachent et se mettent à monter : des brancardiers qui multiplient des efforts inouïs pour grimper en portant un corps et font penser à des fourmis obstinées repoussées par des successions de grains de sable ; et d’autres, accouplés et isolés : des blessés ou des hommes de liaison.

— Allons-y, dit Joseph, les épaules fléchissantes, en mesurant de l’œil la côte, la dernière étape de son calvaire.

Des arbres sont là : une file de troncs de saules écorchés, quelques-uns larges comme des faces, d’autres creusés, béants, semblables à des cercueils debout. Le décor au milieu duquel nous nous débattons est déchiré et bouleversé, avec des collines, des gouffres et des ballonnements sombres, comme si tous les nuages de la tempête avaient roulé ici-bas. Par-dessus cette nature suppliciée et noire, la débandade des troncs se profile sur un ciel brun, strié, laiteux par places et obscurément scintillant – un ciel d’onyx.

À l’entrée du boyau 97, en travers, un chêne terrassé tord son grand corps.

Un cadavre bouche le boyau. Il a la tête et les jambes enfouies. L’eau vaseuse qui ruisselle dans le boyau a couvert le reste d’un glacis sablonneux. On voit se bomber à travers ce voile humide la poitrine et le ventre couverts d’une chemise.