Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/313

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assis, mais quand je rentrerai, personne ne me reconnaîtra, tellement longtemps j’ai été triste.

— Voilà quatre heures que j’suis attaché sur ce banc, gémit une sorte de mendiant dont la main trépide, qui a la tête baissée, le dos rond, et tient son casque sur ses genoux comme une sébile palpitante.

— On attend d’être évacué, tu sais, m’apprend un gros blessé qui halète, transpire, a l’air de bouillir de toute sa masse ; sa moustache pend comme à moitié décollée par l’humidité de sa face.

Il présente deux larges yeux opaques, et on ne voit pas sa blessure.

— C’est ça même, dit un autre. Tous les blessés de la brigade viennent se tasser ici l’un après l’autre, sans compter ceux d’ailleurs. Oui, regarde-moi ça : c’est ici, c’trou, la boîte aux ordures de toute la brigade.

— J’suis gangrené, j’suis écrasé, j’suis en morceaux à l’intérieur, psalmodiait un blessé qui, la tête dans ses mains, parlait entre ses doigts. Pourtant, jusqu’à la semaine dernière, j’étais jeune et j’étais propre. On m’a changé : maintenant j’n’ai plus qu’un vieux sale corps tout défait à traîner.

— Moi, dit un autre, hier j’avais vingt-six ans. Et maintenant, quel âge j’ai ?

Il essaye de lever pour qu’on la voie sa figure branlante et flétrie, usée en une nuit, vidée de chair, avec les trous des joues et des orbites, et une flamme de veilleuse qui s’éteint dans l’œil huileux.

— Ça m’fait mal ! dit, humblement, un être invisible.

— Quand tu t’désoleras ! répète l’autre, machinalement.

Il y eut un silence. L’aviateur s’écria :

— Les officiants essayaient, des deux côtés, de se couvrir la voix.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit le zouave étonné.

— C’est-i’ qu’tu déménages, mon pauv’ vieux ? demanda un chasseur blessé à la main, un bras lié au corps, en