Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/314

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quittant un instant des yeux sa main momifiée pour considérer l’aviateur.

Celui-ci avait les regards perdus, et essayait de traduire un mystérieux tableau que partout il portait devant ses yeux.

— D’en haut, du ciel, on ne voit pas grand-chose, vous savez. Dans les carrés des champs et les petits tas de villages, les chemins font comme du fil blanc. On découvre aussi certains filaments creux qui ont l’air d’avoir été tracés par la pointe d’une épingle qui écorcherait du sable fin. Ces réseaux qui festonnent la plaine d’un trait régulièrement tremblé, c’est les tranchées. Dimanche matin, je survolais la ligne de feu. Entre nos premières lignes, et leurs premières lignes, entre les bords extrêmes, entre les franges des deux armées immenses qui sont là, l’une contre l’autre, à se regarder et à ne pas se voir, en attendant – il n’y a pas beaucoup de distance : des fois quarante mètres, des fois soixante. À moi, il me paraissait qu’il n’y avait qu’un pas, à cause de la hauteur géante où je planais. Et voici que je distingue, chez les Boches et chez nous, dans ces lignes parallèles qui semblaient se toucher, deux remuements pareils : une masse, un noyau animé et, autour, comme des grains de sable noirs éparpillés sur du sable gris. Ça ne bougeait guère ; ça n’avait pas l’air d’une alerte ! Je suis descendu quelques tours pour comprendre.

» J’ai compris : c’était dimanche et c’étaient deux messes qui se célébraient sous mes yeux : l’autel, le prêtre et le troupeau des types. Plus je descendais, plus je voyais que ces deux agitations étaient pareilles, si exactement pareilles que ça avait l’air idiot. Une des cérémonies – au choix – était le reflet de l’autre. Il me semblait que je voyais double. Je suis descendu encore ; on ne me tirait pas dessus. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Alors, j’ai entendu. J’ai entendu un murmure – un seul. Je ne recueillais qu’une prière qui s’élevait en bloc, qu’un seul bruit de cantique qui montait au ciel