Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/318

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on ne sait pourquoi. On voit s’agiter le bric-à-brac des membres et des têtes, on entend des appels et des plaintes se réveiller l’un l’autre, et se propager, tels des spectres invisibles. Les corps étendus ondulent, se replient, se retournent.

Je distingue, dans cette espèce de bouge, au sein de cette houle de captifs, dégradés et punis par la douleur, la masse épaisse d’un infirmier dont les lourdes épaules tanguent comme un sac porté transversalement, et dont la voix de stentor se répercute au galop dans la cave :

— T’as encore touché à ton bandage, enfant d’veau, verminard ! tonitrue-t-il. J’vas te l’refaire parce que c’est toi, mon coco, mais, si tu y r’touches, tu verras ce que je te ferai !

Le voici dans la grisaille, qui tourne une bande de toile autour du crâne d’un bonhomme tout petit, presque debout, porteur de cheveux hérissés et d’une barbe soufflée en avant, et qui, les bras ballants, se laisse faire en silence.

Mais l’infirmier l’abandonne, regarde à terre et s’exclame avec retentissement :

— Qu’est-ce que c’est que d’ça ? Eh, dis donc, l’ami, t’es pas des fois maboule ? En voilà des manières, de s’coucher sur un blessé !

Et sa main volumineuse secoue un corps, et il dégage, non sans souffler et sacrer, un second corps flasque sur lequel le premier s’était étendu comme sur un matelas – tandis que le nabot au bandage, aussitôt laissé libre, sans mot dire, porte les mains à sa tête et essaie à nouveau d’ôter le pansement qui lui enserre le crâne.

… Une bousculade, des cris : des ombres, perceptibles sur un fond lumineux, paraissent extravaguer dans l’ombre de la crypte. Ils sont plusieurs, éclairés par une bougie autour d’un blessé, et, secoués, le maintiennent à grand-peine sur son brancard. C’est un homme qui n’a plus de pieds. Il porte aux jambes des pansements terribles, avec des garrots pour réfréner l’hémorragie. Ses