Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/323

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— Tu t’appelleras Léonard Carlotti, voilà tout. C’est pas une affaire. Qu’est-ce que ça peut t’fiche ? Du coup, tu n’auras pus d’condamnation. Tu ne s’ras pas traqué, et tu pourras être heureux comme je l’aurais été si c’te balle ne m’avait pas traversé le magasin.

— Ah ! merde alors, dit l’autre, tu f’rais ça ? Ça, ben, mon vieux, ça m’dépasse !

— Prends-le. Il est là dans mon livret, dans ma capote. Allons, prends, et passe-moi l’tien, d’livret – que j’emporte tout ça avec moi ! Tu pourras vivre où tu voudras, sauf chez moi où on m’connaît un peu, à Longueville, en Tunisie. Tu t’rappelleras et pis, c’est écrit. Faudra le lire, c’livret. Moi, je l’dirai à personne : pour que ça réussisse, ces coups-là, il faut motus absolu.

Il se recueille, puis il dit avec un frémissement :

— Je l’ dirai peut-êt’ tout de même à Louise, pour qu’elle trouve que j’ai bien fait et qu’elle pense mieux à moi – quand je lui écrirai pour lui dire adieu.

Mais il se ravise et secoue la tête dans un effort sublime :

— Non, j’y dirai pas, même à elle. J’sais bien que c’est elle, mais les femmes sont si bavardes !

L’autre le regarde et répète :

— Ah ! nom de Dieu !

Sans être remarqué par les deux hommes, j’ai quitté le drame qui se déchaîne à l’étroit dans ce lamentable coin tout bousculé par le passage et le vacarme.

J’effleure la conversation calmée, convalescente, de deux pauvres hères :

— Ah ! mon vieux, c’goût qu’il a pour sa vigne ! Tu trouv’rais pas rien entre chaque pied…

— C’petiot, c’tout petiot, quand j’sortais avec lui et que j’y tenais sa p’tite pogne, je m’faisais l’effet de tenir le p’tit cou tiède d’une hirondelle, tu sais ?

Et à côté de cette sentimentalité qui s’avoue, voici, en passant, toute une mentalité qui se révèle :