Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/343

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neuses. Tout le soulier s’enfonce et c’est une meurtrissure aiguë de fatigue pour retirer le pied chaque fois. On n’y voit guère dans la nuit. On voit cependant, à la sortie du trou, un désordre de poutres qui se débattent dans la tranchée élargie : quelque abri démoli.

Un projecteur arrête en ce moment sur nous son grand bras articulé et féerique, qui se promenait dans l’infini – et on découvre que l’emmêlement de poutres déracinées et enfoncées, et de charpentes cassées, est peuplé de soldats morts. Tout près de moi, une tête a été rattachée à un corps agenouillé, avec un vague lien, et lui pend sur le dos : sur la joue une plaque noire dentelée de gouttes caillées. Un autre corps entoure de ses bras un piquet et n’est qu’à moitié tombé. Un autre, couché en cercle, déculotté par l’obus, montre son ventre et ses reins blafards. Un autre, étendu au bord du tas, laisse traîner sa main sur le passage. Dans cet endroit où l’on ne passe que la nuit – car la tranchée, comblée là par l’éboulement, est inaccessible le jour – tout le monde marche sur cette main. À la lumière du projecteur, je l’ai bien vue, squelettique, usée – vague nageoire atrophiée.

La pluie fait rage. Son bruit de ruissellement domine tout. C’est une désolation affreuse. On la sent sur la peau ; elle nous dénude. On s’engage dans le boyau découvert, tandis que la nuit et l’orage reprennent à eux seuls, et brassent cette mêlée de morts échoués et cramponnés sur ce carré de terre comme sur un radeau.

Le vent glace sur nos figures les larmes de la sueur. Il est près de minuit. Voilà six heures qu’on marche dans la pesanteur grandissante de la boue.

C’est l’heure où, dans les théâtres de Paris, constellés de lustres et fleuris de lampes, emplis de fièvre luxueuse, de frémissements de toilettes, de la chaleur des fêtes, une multitude encensée, rayonnante, parle, rit, sourit, applaudit, s’épanouit, se sent doucement remuée par les émotions ingénieusement graduées que lui a présentées la comédie, ou s’étale, satisfaite de la splendeur et de la