Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/346

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plus fréquents et finissent par ne former qu’un seul grondement de la terre entière. De tous les côtés, les coups de départ ou les éclatements jettent leur rapide rayon qui tache de bandes confuses le ciel noir au-dessus de nos têtes. Puis le bombardement devient si dense que l’éclairement ne cesse pas. Au milieu de la chaîne continue de tonnerres on s’aperçoit directement les uns les autres, casques ruisselants comme le corps d’un poisson, cuirs mouillés, fers de pelle noirs et luisants, et jusqu’aux gouttes blanchâtres de la pluie éternelle. Je n’ai jamais encore assisté à un tel spectacle : c’est, en vérité, comme un clair de lune fabriqué à coups de canon.

En même temps une profusion de fusées partent de nos lignes et des lignes ennemies, elles s’unissent et se mêlent en groupes étoilés ; il y a eu, un moment, une Grande Ourse de fusées dans la vallée du ciel qu’on aperçoit entre les parapets – pour éclairer notre effrayant voyage.

On s’est de nouveau perdus. Cette fois, on doit être bien près des premières lignes ; mais une dépression de terrain dessine dans cette partie de la plaine une vague cuvette parcourue par des ombres.

On a longé une sape dans un sens, puis dans l’autre. Dans la vibration phosphorescente du canon, saccadée comme au cinématographe, on aperçoit au-dessus du parapet deux brancardiers essayant de franchir la tranchée avec leur brancard chargé.

Le lieutenant, qui connaît tout au moins le lieu où il doit conduire l’équipe des travailleurs, les interpelle :

— Où est-il, le Boyau Neuf ?

— J’sais pas.

On leur pose, des rangs, une autre question : « À quelle distance est-on des Boches ? » ils ne répondent pas. Ils se parlent.

— J’m’arrête, dit celui de l’avant. J’suis trop fatigué.