Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/360

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

terrain est partout taché d’êtres qui dorment, ou qui, s’agitant doucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ou sont en train de mourir.

La tranchée ennemie achève de sombrer en elle-même dans le fond de grands vallonnements et d’entonnoirs marécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. À un endroit, on peut se pencher sur elle.

Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, là, pire qu’un corps, un bras, seul, nu et pâle comme la pierre, sort d’un trou qui se dessine confusément dans la paroi à travers l’eau. L’homme a été enterré dans son abri et n’a eu que le temps de faire jaillir son bras.

De tout près, on remarque que des amas de terre alignés sur les têtes des remparts de ce gouffre étranglé sont des êtres. Sont-ils morts ? dorment-ils ? On ne sait pas. En tout cas, ils reposent.

Sont-ils Allemands ou Français ? On ne sait pas.

L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tête. On lui dit :

— Français ?

Puis :

— Deutsch ?

Il ne répond pas, il referme les yeux et retourne à l’anéantissement. On n’a jamais su qui c’était.

On ne peut déterminer l’identité de ces créatures : ni à leur vêtement, couvert d’une épaisseur de fange ; ni à la coiffure : ils sont nu-tête ou emmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide ; ni aux armes : ils n’ont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose qu’ils ont traînée, masse informe et gluante, semblable à une espèce de poisson.

Tous ces hommes à face cadavérique, qui sont devant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leur ensevelisse-