Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/366

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dépression semblable à un cercueil suintant, et il s’assit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour la nettoyer, dit :

— On s’en tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, p’t’êt’ que demain aussi on s’en tirera ! Qui sait ?

Paradis, le dos plié sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait à rendre l’impression que la guerre est inimaginable, et incommensurable dans le temps et l’espace.

— Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c’est comme si on n’disait rien. Ça étouffe les paroles. On est là, à r’garder ça, comme des espèces d’aveugles…

Une voix de basse roula un peu plus loin :

— Non, on n’peut pas s’figurer.

À cette parole un brusque éclat de rire se déchira.

— D’abord, comment, sans y avoir été, s’imaginerait-on ça ?

— I’ faudrait être fou ! dit le chasseur.

Paradis se pencha sur une masse étendue, répandue, à côté de lui.

— Tu dors ?

— Non, mais j’bouge pas, barbota aussitôt une voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverte d’une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu’elle semblait piétinée. J’vas t’dire : j’crois qu’j’ai l’ventre crevé. Mais j’en suis pas sûr, et j’ose pas l’savoir.

— On va voir…

— Non, pas encore, dit l’homme. J’voudrais rester encore un peu comme ça.

Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l’infernale couverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid se dissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien que la clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière où descendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.