Page:Barbusse - Le Feu : journal d’une escouade.djvu/39

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— Vous y êtes restés longtemps ? demande Cadilhac, qui est venu depuis, avec le renfort des Auvergnats.

— Plusieurs mois…

La conversation, presque éteinte, se ranime en flammes vives, à l’évocation de l’époque d’abondance.

— On voyait, dit Paradis, comme dans un rêve, des poilus s’couler à l’long et à derrière les piaules, en rentrant au cantonnement, avec des poules autour du cylindre et, sous chaque abatis, un lapin emprunté à un bonhomme ou à une bonne femme qu’on n’avait pas vu, et qu’on n’reverra pas.

Et on pense au goût lointain du poulet et du lapin.

— Y avait des choses qu’on payait. L’pognon, i’ dansait aussi, va. On était encore aux as, en c’temps-là.

— C’est des cent mille francs qui ont roulé dans les boutiques.

— Des millions, oui. C’était toute la journée un gaspillage dont t’as pas une idée d’ssus, une espèce de fête surnaturelle.

— Crois-moi ou crois-moi pas, dit Blaire à Cadilhac, mais au milieu de tout ça, comme ici et comme partout où c’qu’on passe, ce qu’on avait le moins, c’était le feu. Il fallait courir après, l’trouver, l’gagner, quoi. Ah ! mon vieux, c’qu’on a couru après le feu !…

— Nous, nous étions dans le cantonnement de la C.H.R. Là, l’cuistot, c’était le grand Martin César. Il était à la hauteur, lui, pour dégoter du bois.

— Ah ! oui, lui, c’était un as. Y a pas à tortiller du croupion, i’ savait y faire !

— Toujours du feu dans sa cuistance, toujours, ma vieille cloche. Tu rechassais des cuistots qui bagotaient dans les rues en tous sens, en chialant parce qu’ils n’avaient pas d’bois ni d’charbon ; lui, il avait du feu. Quand i’ n’avait pas rien, i’ disait : « T’occupe pas, j’vas m’démieller. » Et c’était pas long.

— Il attigeait même, on peut l’dire. La première fois que j’l’ai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i’ f’sait