Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/145

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toute petite place pour écrire. Mais la neige tombait toujours. Quand elle avait recouvert toute la table, Quincey écrivait dans sa main. Quand elle avait effacé le sentier, Quincey lui ouvrait les pièces voisines. Quand l’appartement était « enseveli », qu’il n’y avait même plus moyen de se glisser dans le lit, il donnait un tour de clef et allait recommencer ailleurs, après avoir adjuré sa logeuse de ne toucher à rien. Il devenait pathétique pour défendre ses papiers. Sa carrière était perdue si on les dérangeait, puisqu’il ne s’y reconnaissait qu’à « la position » de chaque feuille. Il aimait mieux payer deux loyers, trois loyers… On lui a connu six de ces « dépôts » à la fois, sans compter ceux qu’il avait oubliés, ni ceux qu’il continuait à payer et qui étaient depuis longtemps balayés, loués à d’autres, ni ceux où il n’avait jamais mis le pied que dans les discours de propriétaires inventifs et sans scrupules, qui le faisaient trembler pour des papiers imaginaires. L’un d’eux lui vendait des ballots de paille pour des manuscrits. Un autre, plus malin, prenait l’argent et ne donnait jamais rien en échange. Tous les moyens étaient bons pour plumer Quincey.

Le visiteur qui était parvenu à le dépister et à le prendre au gîte trouvait un petit être débile, affublé de haillons, les pieds nus dans des savates, à moins qu’il n’eût des bas et pas de souliers, ou un bas à un pied et une pantoufle à l’autre. La figure, toute en front, était intelligente et fine. La bouche n’avait plus une seule dent : l’opium et la morphine les font tomber[1]. La pâleur transparente de cette chétive créature, ses mains diaphanes, ses prunelles voilées et sans regard, ses vêtements trop larges et qui semblaient vides, lui donnaient un air immatériel, surnaturel. C’était une

  1. Pichon, loc. cit.