Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/162

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

. Quincey n’avait pas vingt ans, qu’il avait déjà mangé son blé en herbe ; à l’université, il ne pouvait plus travailler qu’en s’excitant avec de l’opium. Certainement, il a une excuse. Qui n’en a pas dans ce monde ? Son excuse était d’avoir eu un père malsain, d’être venu au monde malsain : s’il n’eût versé d’un côté, il eût sans doute versé de l’autre, dans l’alcool, dans la débauche, que sais-je ? mais ce qui atténue sa faute n’en avait pas atténué les conséquences, et il faut les regarder en face une dernière fois.

Carlyle l’avait bien nommé. C’était vraiment « le pauvre petit Quincey », dont il fallait se hâter de rire sous peine d’en pleurer, avec ses haillons répugnants, sa flétrissure physique et morale. Il s’est vanté quelque part d’être « un intellectuel » ; il n’avait pas tort, en ce sens que ce qui avait survécu du Quincey originel était purement intellectuel. La fibre morale était morte, bien morte. Quincey n’était plus à aucun degré une force morale, grande ou petite, mais l’atrophie des éléments actifs et énergiques de son âme ne l’avait pas empêché, ainsi qu’on l’a vu, de garder de très belles parties d’intelligence et de sensibilité. Il avait des préférences esthétiques pour le bien. Il ressemblait sous ce rapport à certains intellectuels de notre génération, qui sont amoraux, mais sauvés par le goût des élégances d’esprit, et il fut en cela un précurseur, car son temps ne connaissait pas encore ce mal, la grande plaie de l’époque actuelle : « De nos jours, disait Coleridge, les hommes sont en général supérieurs à leurs idées. Presque tous agissent et sentent plus noblement qu’ils ne pensent[1]. » C’était le contraire pour « le pauvre petit » ; il pensa toujours noblement, mais sa conduite était misérable.

  1. Anima poetæ.