Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/188

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précoce désenchantement. Il crut désormais que nos joies ne sont que des visions, d’où sortent des réalités, qui sont nos maux. C’est une des idées qui ont le plus contribué à la morne tristesse de son œuvre.

Le voilà avec ses douze sous dans une rue de West-Point. Il trouva le moyen d’arriver à New York, et même d’y publier des vers[1], où perçait enfin son génie et qui ne furent cependant pas plus remarqués que les précédents. De New York, il vint à Baltimore, où il colporta chez les éditeurs de singuliers récits qui « n’apprenaient rien » et « n’avaient pas de morale » ; tout le monde les lui refusa. Sans pain, sans vêtements, il périssait de misère, si un journal local ne s’était avisé pour se faire une réclame de proposer un prix de cent dollars au meilleur conte en prose. Poe en envoya un paquet et eut le prix d’emblée pour le Manuscrit trouvé dans une bouteille — qui n’est pourtant ni instructif ni édifiant, — tant était immense, irrécusable, sa supériorité sur ses concurrents. Ce ne fut qu’une trêve avec la faim. Il n’en fut pas plus avancé pour ses affaires littéraires, bien que le journal eût publié l’œuvre primée ; sa marchandise n’était pas de défaite aux États-Unis, il y a trois quarts de siècle. Au mois de mars 1835 — il y avait juste quatre ans qu’il agonisait, — un homme de lettres de Baltimore le trouva mourant d’inanition, « à deux doigts du désespoir[2] », et le secourut, le recommanda, tant et si bien qu’une revue de Richmond le prit dans ses bureaux et lui fit même la grâce de publier ses contes. C’était plus que n’aurait osé demander son protecteur, qui écrivait au directeur de la revue :

« — (13 avril 1835). Il a un volume de contes très bizarres entre les mains de ***, à Philadelphie, qui lui

  1. Poems, New York, 1831.
  2. Journal de Kennedy.