Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/205

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d’un seul individu, mais d’une multitude d’êtres ; et cette voix, variant ses inflexions de syllabe en syllabe, tombait confusément dans nos oreilles en imitant les accents connus et familiers de mille et mille amis disparus. »

L’intention de Morella et de Ligeia, c’est la sensation singulière de déjà vu, de déjà ouï, que nous éprouvons quelquefois sans pouvoir la rattacher à aucun incident de notre existence. Edgar Poe inclinait à y reconnaître comme un écho d’une existence antérieure. Il croyait sans y croire à une métempsycose individuelle, dépendant de la force de volonté de chacun de nous. Pour qu’on ne s’y trompât point, il avait donné à Ligeia, son œuvre préférée, une longue épigraphe dont voici le passage essentiel : « — L’homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. »

L’intention du Silence — un autre petit chef-d’œuvre — est la même qu’avait eue Pascal en écrivant son chapitre de la Misère de l’homme. Tel est le malheur naturel de notre condition, que nous ne la supporterions pas sans l’agitation perpétuelle de la vie, qui nous distrait et nous tire hors de nous-mêmes : « Rien ne peut nous consoler, lorsque rien ne nous empêche d’y penser. » Le héros de Poe est assis dans un désert lugubre et désolé, sans autre compagnie que de gigantesques nénuphars qui « soupirent l’un vers l’autre dans cette solitude, et tendent vers le ciel leurs longs cous de spectres, et hochent de côté et d’autre leurs têtes sempiternelles ». L’homme est pâle et tremblant, mais il supporte son sort, car les manifestations de la vie emplissent le désert, et c’est autour de lui une agitation et un fracas perpétuels. Alors le démon, irrité, « maudit de la malédiction du silence la rivière et les nénuphars, et le vent, et la forêt, et le ciel, et le