Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/258

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alarmée du trouble de son esprit, un jour qu’il n’avait certainement pas bu. Euréka n’est pourtant pas un livre de demi-fou. Cela vaudrait mieux, les demi-fous ayant quelquefois des illuminations. C’est simplement un livre manqué, pour avoir visé plus haut que ne le comportaient le degré d’instruction d’Edgar Poe et les forces de son intelligence. Il voulut faire un système du monde, et il ne comprenait qu’imparfaitement les ouvrages de science sur lesquels il s’appuyait, d’où les erreurs grossières qu’on a relevées dans ses pages. Il prétendit renouveler la science, et il parla de la science en poète, qui ignore, usant de son droit de poète, la séparation entre la physique et la métaphysique, irrévocable depuis plus de deux mille ans. Euréka contient de hautes pensées ; on a pu, sans trop de complaisance, y apercevoir une analogie avec les idées d’Herbert Spencer sur l’évolution de l’homogène vers l’hétérogène et le retour éventuel de l’hétérogène à l’homogène. Mais, cela dit, on peut se dispenser d’en donner une analyse[1].

Edgar Poe a peu écrit depuis Euréka. Son imagination était forte ; elle n’avait jamais été abondante, et ce qu’elle avait possédé de fécondité tarissait, à mesure que les crises alcooliques s’exaspéraient. La faculté créatrice ne se réveillait plus que de très loin en très loin, avec des irrégularités et des apparences de caprice qui ne peuvent étonner que si l’on ignore les irrégularités et les caprices de ses accès d’ivrognerie. Il est impossible de suivre chez lui les ravages de l’alcool avec la minutie et la certitude qui donnent tant d’intérêt aux observations de Thomas de Quincey sur les effets

  1. Baudelaire a donné une traduction complète d’Euréka dans le volume VII de ses Œuvres complètes (Calmann Lévy). On en trouvera une analyse approfondie et sympathique dans les Écrivains francisés d’Émile Hennequin (Perrin).