Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/318

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Tel, disait-il, « a connu la vraie Cythère pour ne l’avoir point visitée, et le véritable amour pour en avoir repoussé l’image mortelle ». Mlle Colon l’avait trop fait souffrir, sans méchanceté, simplement parce qu’elle était une femme et non une ombre, pour qu’il s’exposât de gaieté de cœur à affronter une seconde fois « l’image mortelle » de l’amour.

Ses amis s’affligeaient de peines dont ils respectaient le secret ; Gérard de Nerval avait horreur de certains genres de confidences : — « C’était une âme discrète et pudique, dit Théophile Gautier, rougissant comme Psyché, et, à la moindre approche de l’Amour, se renfermant sous ses voiles. » Il était visible que sa passion lui attirait de grands chagrins ; personne ne savait qu’elle peuplait son cerveau d’hallucinations maladives. Cependant le mal dont il avait apporté le germe en naissant empirait rapidement sous la pesée d’une situation inextricable et d’une confusion de sentiments angoissante. Il avait trop besoin de se persuader que la réalité dont il souffrait tant n’était qu’une vaine apparence. L’espoir de trouver un soulagement le porta à caresser ses chimères, au lieu de mettre toute sa volonté à s’en défendre, et la marche vers la folie s’accéléra, sans que rien en parût au dehors. Les qualités qui distinguent Gérard de Nerval écrivain concouraient à masquer son état aux yeux de son entourage ; ce sont toutes les qualités des esprits pondérés et mesurés, bien qu’il les mît au service d’idées extravagantes, et il les conserva intactes après que sa maladie eût passé à l’état aigu. Il prétendait avoir un « double ». On est tenté de le croire en considérant son œuvre ; le moi qui tenait la plume n’a certainement pas l’air d’être le même que le moi qui aimait la reine de Saba.