Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/339

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Nerval sentait toute l’étendue de son malheur. Il savait qu’il n’en est pas de plus grand pour un homme que d’avoir passé pour fou, à tort ou à raison. Puis donc qu’il n’était pas permis aux élus d’avouer qu’ils fréquentaient dans l’invisible et l’au-delà, il fallait se dire guéri et le faire accroire au monde. Gérard de Nerval eut plus que jamais une existence en partie double, correspondant à ses deux personnalités, et dont il dissimulait avec application ce qui aurait pu choquer le matérialisme des médecins aliénistes et des commissaires de police. Il ne lui était plus possible d’empêcher le « frère mystique » de faire des siennes, il n’en était plus maître ; mais le moi normal était aux aguets pour expliquer les extravagances du moi malade par toutes sortes de raisons ingénieuses. Craignait-il une crise trop forte, il partait, disparaissait pendant des semaines ou des mois, jusqu’à ce qu’il se sentît plus calme. C’est pendant une de ces fugues qu’il nota sur son carnet : « Ce que c’est que les choses déplacées ! — On ne me trouve pas fou en Allemagne. »

Il se dédommageait, loin des regards importuns, de sa dure contrainte. La seconde vie à laquelle il s’abandonnait dans la solitude avait acquis une intensité joyeuse et terrible. Il était celui qui sait, qui voit de ses yeux et entend de ses oreilles ce que la foule ne connaîtra que dans la mort. Les choses lui avaient révélé leur sens symbolique, les rêves leurs correspondances mystérieuses, et il déchiffrait couramment les augures qui sont tout autour de nous, dans les nombres, dans les étoiles, dans les caprices apparents des animaux, les coïncidences attribuées au hasard. Très grand travailleur, en dépit de son existence décousue, il avait fait son étude particulière des religions, des doctrines secrètes, des sociétés secrètes,