Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/351

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Tandis qu’une de ses personnalités menait cette existence de détraqué, l’autre continuait à couler des jours paisibles, parallèlement à la première ; et c’est la persistance de ce phénomène durant toute une vie humaine qui rend son cas si curieux. L’autre homme qui était en lui, le moi sain et bien équilibré, ne cessa jamais, durant ces années orageuses et troublées, d’avoir son domaine à part, où il se conduisait avec un bon sens et une lucidité qu’il est rare de prendre en défaut. Dans ses relations avec le monde des vivants, par exemple, son jugement n’avait subi aucune altération. Il existe quantité de billets de sa main, écrits entre 1843 et 1853, à propos des menus détails de la vie quotidienne. Qu’il s’agisse d’un rendez-vous, d’une invitation, d’une affaire d’argent, d’un coupon de loge à demander, tout est clair, net, bref ; on ne trouverait pas un mot faisant soupçonner que c’est la correspondance d’un fou. Les lettres plus développées sont gaies et spirituelles, ou mieux encore. Celle que voici, merveille de grâce et d’émotion discrète, a été adressée à Mme de Solms le 2 janvier 1853, quelques mois seulement avant le second séjour de Gérard de Nerval chez le docteur Blanche : « Ne me donnez pas, chère fée bienfaisante, le beau livre que vous m’avez promis pour mes étrennes ; je les convoitais depuis bien longtemps, ces beaux volumes dorés sur tranche, cette édition unique. Mais ils coûteront très cher, et j’ai quelque chose de mieux à vous proposer : une bonne action. Je vous sens tressaillir de joie, vous dont le cœur est si chercheur ! Eh bien ! voici, ma belle amie, de quoi l’occuper pendant toute une semaine ! Rue Saint-Jacques, n° 7, au cinquième étage, croupissent dans une affreuse misère — une misère sans nom — le père, la mère, sept enfants, sans travail, sans feu, sans pain, sans lumière.