Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/71

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rente et visionnaire. Keats a quelque part un mot profond et magnifique à l’adresse de ceux qui trouvent tout mal ici-bas et qui se demandent à quoi sert le monde : — Appelez le monde, écrivait-il, « la vallée où l’on fabrique des âmes », et vous comprendrez alors à quoi il sert. — Keats n’avait pas songé à l’opium ni aux autres poisons de l’intelligence, quand il traçait cette ligne. Il aurait peut-être hésité à l’écrire, s’il s’était souvenu de tous les coins de la vallée où l’on travaille au contraire à défaire des âmes, et de tous les moyens qui sont à notre disposition pour cette œuvre impie.

Aujourd’hui même, et en ne considérant qu’un seul de ces moyens, elles se défont par milliers sous nos yeux, en Angleterre, en Allemagne, dans notre propre pays, et, j’en ai peur, dans tout l’univers civilisé. Le cas de Quincey ne doit pas être considéré simplement comme l’un des faits divers amusants de l’histoire des lettres. Les mangeurs d’opium de Londres et du Norfolk ont laissé une lignée nombreuse qui, pour être surtout indirecte, n’en est pas moins lamentable. On sait que la morphine est tirée de l’opium. Leurs effets offrent d’étroites analogies, et ils sont plus que ressemblants, ils sont identiques, sur le point capital de la perte de la volonté et de l’abaissement moral. Les médecins s’accordent là-dessus, tellement qu’ils ont infligé au morphinomane la honte suprême de discuter sa responsabilité devant la loi pénale[1].

C’est avec la pensée fixée sur cette flétrissure, qui menace en ce moment plus de gens qu’on ne le croit, qu’on ne le sait dans le public, qu’il convient de lire l’histoire de Quincey, prophète impénitent des paradis artificiels où il a tant souffert et tant laissé de son génie.

  1. Voir le Morphinisme, par le Dr  G. Pichon (Paris, 1890, Octave Doin).