Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/80

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même vivement, quoi qu’en dît leur mère pour se justifier à ses propres yeux. Quincey vit leur figure disgraciée s’illuminer à un sourire affectueux, à un geste caressant, « comme à un message de Dieu leur disant tout bas : — Vous n’êtes pas oubliées ». Il surprit leur terreur et leur muet désespoir au seul son de la voix maternelle. Un jour, elles s’étaient assises pour prendre un peu de repos. Un appel irrité les fit tressauter. Elles se levèrent vivement, se tendirent les bras en même temps, s’embrassèrent sans mot dire, puis dénouèrent leurs bras et se séparèrent, chacune trébuchant vers sa tâche. Quelques jours plus tard toutes deux moururent, et le petit Thomas comprit qu’il ne fallait pas en avoir de chagrin ; mais il se demanda, et il s’est toujours demandé depuis, pourquoi il y a des parias dans le monde. Il entendait par cette expression les êtres pour lesquels ne luit jamais aucune lueur d’espérance, les déshérités et les méprisés, les races maudites et tous ceux que la société écrase ou rejette, que leurs proches écrasent ou rejettent, hypocritement, en gardant des apparences devant le monde et en les traitant par derrière comme on traitait les juifs ou les cagots au moyen âge. Pourquoi y a-t-il des hommes qui naissent parias aussi sûrement que d’autres naissent lépreux ? La question n’était pas nouvelle, et Quincey n’y trouva pas plus de réponse que les millions d’hommes qui se l’étaient posée avant lui, mais il ne la perdit plus de vue. Le mot et l’idée de paria jouent un grand rôle dans son œuvre littéraire. Il s’y indigne à plusieurs reprises, avec véhémence, contre ceux qui ne veulent pas voir que nous sommes entourés de parias, en Europe, au XIXe siècle, et qui refusent d’admettre, comme la mère des deux pauvres jumelles, que les déshérités et les méprisés sentent le mal qu’on leur fait. « Je suis confondu, écrivait-il, de