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L’APPEL AU SOLDAT

Lefort, très fier d’avoir ménagé à son ami cette longue audience.

M. Naquet, dans le couloir, feuilletait attentivement un petit livre vert, l’annuaire de la Chambre. Son ami, M. Saint-Martin, suivait par-dessus son épaule, et ils avaient un « Bon ! » un « Mauvais ! » sur chaque nom, et parfois, avec un crayon, les cochaient d’un point d’interrogation

Suret-Lefort s’approcha et nomma Sturel. M. Naquet, tout à son idée, et qui examinait pour la centième fois si la Compagnie de Panama obtiendrait l’autorisation d’émettre des valeurs à lots, en prit prétexte pour exposer le boulangisme.

Avec sa belle voix, un peu lente chantante, qui découpe les mots et leur donne un accent à la fois chaud et métallique ; avec ses magnifiques yeux juifs qui semblent tristes et mouillés de pleurs ; avec ses plis sur le front qui simulent un effort cérébral, tandis que sa pensée, au contraire, se déroule en raisonnements d’une prodigieuse aisance ; avec sa petite taille et, sur un corps insuffisant, sa magnifique tête de grand bouc ; avec un cigare à la bouche, avec ses rires aimables, ou ses « parfaitement ! » « c’est très juste ! » qui, sans aucune nuance d’affectation, proclament l’esprit et la clairvoyance de ses moindres interlocuteurs, — cet étrange homme, lucide et aventureux, chétif et infatigable, disait :

— Vous avez vu le Général ? N’est-ce pas, personne ne l’aborde sans être conquis… Il rendra un immense service au parti républicain en nous débarrassant du parlementarisme. Comment un système ne serait-il pas condamné, quand, à l’usage, il se révèle inapte à fonctionner pour le travail qu’on