Page:Barrès – L’Appel au Soldat.djvu/178

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
172
L’APPEL AU SOLDAT

Au terme de cette longue cérémonie, sur le pont des Saint-Pères, encombré de foule, il croisa son ancien maître, et comme des agents déblayaient brutalement la chaussée, il l’entendit déclarer d’une voix trop haute à son entourage :

— La bête n’est pas morte ! mais mort est le venin.

Cette provocation et surtout l’accent de sèche impériosité soulevèrent des protestations parmi les petites gens, déjà bousculées pour leur lenteur à circuler, qui se nommaient au passage les personnages officiels. Le bras de Sturel prêt à saluer son maître s’arrêta. Bouteiller vit le geste interrompu. À vingt ans il avait eu l’orgueil, bien moderne, de son humble naissance ; il méprisait les fils de famille. Dans sa haute situation et parce que son intelligence à l’usage des affaires s’était dépersonnalisée, son sentiment de classe sommeillait : avec quelle soudaineté et quelle violence le réveilla ce heurt d’« un jeune impertinent » ! Son regard, en riposte, n’était plus du métaphysicien de jadis : il délaissa cette sévère impassibilité où ses élèves admiraient les prestiges de la supériorité morale. Toutes barrières étaient tombées : c’était un regard non plus d’homme à enfant, mais provoquant, d’homme à homme, et par lequel Sturel se sentit libéré. Le boulangiste n’avait plus dès lors à retenir le cri défié sur ses lèvres. D’une voix retentissante, pleine de fureur, il lança :

— À bas les voleurs !

Des agents se précipitèrent, l’empoignèrent, le frappèrent, l’entraînèrent, tandis que Bouteiller, affectant de ne point connaître cette figure en sang d’un fils de son esprit, continuait à rire avec des députés. Minute affreuse d’un mutuel reniement !