Page:Barrès – L’Appel au Soldat.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
202
L’APPEL AU SOLDAT

qu’exaltaient la lutte et les signes de la victoire. Chaque jour un mot d’ordre courait : « A huit heures, on enlève le XIIe arrondissement !… il faut déloger Jacques de la salle des Mille Colonnes… » Paris soulevé portait les orateurs au succès. Le boulangisme réquisitionnait tout ce qui parlait un peu ; il ne fallait qu’une petite crânerie de sous-lieutenant. Seuls venaient dans les réunions des gens de parti pris. Pouvait-on se faire entendre, il s’agissait de leur formuler, dans les termes les plus saisissants, les haines et les amours dont ils étaient remplis. Suret-Lefort y excellait, admirable d’impertinence, impérieux et séduisant, avec son buste svelte, ses yeux pâles de métaphysicien. Quel plus constant abstracteur vit-on jamais que ce jeune homme ! Ni les grands fleuves, ni les montagnes, ni la mer, ni les plaines, ni les fleurs, ni les couchers de soleil, ni les bons animaux, n’existaient dans son Univers. Seuls les électeurs, et le jeu des forces électorales où dominait le démiurge Boulanger, distrayaient cet avocat. Ce qu’il avait de vulgarité n’apparaissait pas dans ces halles immenses où, pour faire effet, il faut sacrifier toutes nuances au grossissement théâtral. Il exaltait les volontaires de la cause nationale, il irritait les haines, et promettait, après la victoire certaine, la reconnaissance du Chef. Myope et maladroit de son corps, comme les gens de basoche, il se tenait sous les injures, sous les agressions même, intrépide. Son orgueil lui donnait du style. Pour l’observateur désintéressé, cette tranquillité de soldat lorrain dans les bagarres, et tandis qu’on se dispute corps à corps le bureau, compense ce qu’a d’ignoble l’abondance avocassière.