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LA FIÈVRE EST EN FRANCE

Qu’il s’occupait peu de suivre le déroulement des arts et des civilisations italiennes, à la manière du naturaliste qui parcourt dans une série le développement et la transformation des formes et des organes. Le plus subjectif des hommes, il ne se désintéressait de soi-même qu’en faveur de rares personnages avec qui il se croyait d’obscurs rapports. Ses préférences allaient à ceux qui, par une maîtrise magnétique, deviennent un point de ralliement et font produire le maximum à leurs compagnons. Dans ce qui subsiste de la sombre Pinéta de Ravenne, il évoqua le masque accentué de Dante, qui s’y promena fréquemment de 1316 à 1321, tandis qu’ayant dépassé la cinquantaine il ramassait dans sa Comédie, avec une incomparable puissance plastique, ses haines, ses espérances et sa doctrine. Il y sentit mieux encore les souvenirs de Garibaldi : au début de septembre 1849, ce grand condottiere et patriote, traqué par une flottille autrichienne, dut se jeter, avec les cinq barques qui portaient sa femme, ses enfants et ses meilleurs fidèles, sur la plage de Masola ; les fugitifs, sous les pins de Ravenne, subirent une telle misère qu’au troisième jour sa jeune femme, enceinte, Anita, la Brésilienne, mourut sur ce sol infesté de vipères. — Voici bien une nature pour Sturel ! de grandes ombres flottent dans l’air, le vent soulève de la poussière tragique.

Dans certaines îles sans annales, où les foyers préhistoriques demeurent encore a fleur de terre, l’eau, le lait, les œufs, tout est cru, sans saveur. Sur ce sol trop neuf, que n’ont point fait des cadavres, l’homme ne peut rien trouver que d’insipide. Il faut le goût de la cendre dans la coupe du plaisir. Pour