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L’APPEL AU SOLDAT

veille et redevinrent le surlendemain exactement pareils à leurs petits-fils que vous voyez dans ma ferme. Je me rappelle très bien un vieux bonhomme, appelé Roland, un insensé, et qui passait les journées sur un banc scellé à sa porte : continuellement il faisait le geste d’un chasseur qui ajuste et qui tue. C’est lui qui d’un coup de feu blessa un hussard du roi. Et, ce qui montre bien quel tempérament paisible demeurait chez nos paysans sous une excitation de circonstance, aussitôt son adversaire blessé, piétiné, porté dans une auberge, il le suit, le protège, devient son ami : peu après sa tête se troubla… Et tenez, l’aubergiste, monsieur Sturel, devint le général baron Radet. Il eut le mérite de reconstituer la gendarmerie de l’Empire et se chargea d’enlever le pape Pie VII, à Rome. Condamné à neuf années de prison par les Bourbons, il vint mourir à Varennes où j’ai bien connu sa veuve qui était une dévote.

L’imagination de Sturel s’ébranlait sous les anecdotes multipliées de Mme Gallant. Il sentait, comme une vérité infiniment poétique, ce qu’ont de meurtrier pour les individus ces grandes minutes révolutionnaires : par un travail plus ou moins lent, elles détruisent ceux qui furent leurs collaborateurs, et les nations indifférentes n’enregistrent même pas le sort des acteurs que d’abord elles auraient voulu diviniser.

L’atmosphère du 21 juin, si l’on écoute Mme Gallant, entra dans chaque Varennois pour transformer son âme, mais y laissa surtout des haines. Avouées ou secrètes, elles firent des besognes mystérieuses. Louis Bigault, dit Signemont, avait accepté avec Drouet le commandement de la petite armée qui, de