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LA VALLÉE DE LA MOSELLE

chevillées dans leur race ne peuvent s’exprimer que dans le patois.

« Voilà ce que m’a dit Mistral. Je me rappelle certaines de ses expressions et, pour le reste, je ne crois pas trop m’écarter de son sentiment.

« Je ne m’étais pas proposé, en venant à Maillane de lui faire accepter mes idées, qui d’ailleurs, mon cher Sturel, se précisent surtout à parcourir avec toi notre pays ; je me préoccupais seulement de ne pas retourner en Lorraine sans avoir amassé de bonnes provisions. Et je m’abandonnais au plaisir de le comprendre comme un être complet. Ce ne sont pas des théories qu’il faut demander à Mistral ; il fortifie parce qu’il ne perd jamais le contact de la réalité. Il dit aux jeunes écrivains de la région : « Tu es le fils d’un petit paysan ; tu veux faire le Parisien ! Il y en a bien assez. » Voilà le recrutement du félibrige. Tout accepter, tout prendre ; l’élimination se fera par la suite.

« — Mais quelle difficulté, Monsieur, lui disais-je, de manier et d’accorder des poètes qui naturellement écrivent tous pour se surpasser !

« — Bah ! me répondit-il, pourquoi refuser l’opinion qu’un homme se fait de soi ? C’est dureté de détruire une illusion, et puis le sage ménage celui qui dépensera toute son ardeur si on l’emploie tel qu’il se donne.

« Je fus ravi que ce grand homme ne dissimulât pas ce qu’il a d’habileté. La dignité de sa vie sort naturellement du bon ordre de ses pensées, de leur beauté et de leurs rapports intimes avec la Provence où elles se développent ; il dédaignerait de s’augmenter par des draperies artificielles, comme c’est