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« LAISSEZ BÊLER LE MOUTON »

belle meunière », étant venue séjourner à Sainte-Brelade, lui montra dans un journal que Mme Boulanger « faisait des économies pour réserver un morceau de pain au Général, son mari, quand il lui reviendrait brisé par la vie ». « Il faudrait que je fusse morte, répondit Mme de Bonnemains, et alors le Général n’aura besoin de rien ni de personne. »

La douceur du printemps à Jersey irritait Sturel. Il n’entendait pas échanger la chambre de Thérèse de Nelles contre cette mollesse, et son imagination appelait autour du chef un rude climat et des efforts virils, en place de ces langueurs qui désarment les âmes. Quelque chose toujours voile le fond des pensées que se communiquent deux hommes de formation si différente. Le Général ne soupçonnait pas qu’une atmosphère de fatalisme et de mort contraignait dans Sainte-Brelade ce jeune homme brûlant d’agir. Il reprit, avec une énergie vulgaire dans l’expression et mystique dans le fond, ce thème qu’il développait pauvrement, toujours avec les mêmes mots, mais avec l’ardente monotonie d’un psalmiste dans l’exil : « Le peuple, éclairé par les fautes de nos ennemis communs, me rendra justice. » Il ne disait pas sur quels signes il prévoyait ce revirement, ni par quelle organisation il y aiderait.

— Ne pensez-vous pas, mon Général, qu’il faut doubler d’une doctrine votre popularité, afin qu’un autre ne vienne point, par un coup de hasard, se substituer à vous dans l’imagination nationale ?

« Un autre ! » Nul mot ne pouvait aussi cruellement toucher le point sensible de Boulanger. La propagande faite autour du jeune duc d’Orléans, du « Prince Gamelle », l’inquiétait dans ces mois-là, et